Ancienne présidente de chambre et rapporteure générale à la Cour des comptes, Michèle Pappalardo a été Commissaire générale au développement durable et directrice de cabinet de Nicolas Hulot, ministre d’État et ministre de la transition écologique et solidaire. Elle préside le comité du label ISR (Investissement socialement responsable).
Magistrate à la Cour des comptes, Michèle Pappalardo a dirigé le cabinet des ministres de l’Environnement Michel Barnier, Nicolas Hulot et François de Rugy. Elle a également présidé l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (2003-2008) ainsi que le Commissariat général au développement durable (2008-2011).
Au cours de ces trente dernières années, vous avez dirigé le cabinet de plusieurs ministres de l’Environnement, présidé l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie ainsi que le Commissariat général au développement durable. Comment avez-vous vu évoluer la conscience écologique de l’Etat et des entreprises ?
Michèle Pappalardo. A la fin des années 1980, l’environnement était un sujet assez marginal, pas du tout partagé par l’ensemble de la société – citoyens, salariés, consommateurs, chefs d’entreprise, contribuables… – et des gouvernants. Si nous étions très actifs au sein du ministère en charge du sujet, d’ailleurs de taille modeste, il n’y avait pas encore de prise de conscience globale du changement climatique et de la démarche de développement durable. Avec le ministère de Michel Barnier (1993-1995), le gouvernement a commencé à intégrer sérieusement ce sujet du développement durable dans ses démarches transversales. Puis le sujet a progressivement gagné en importance, la canicule de l’été 2003 ayant sensibilisé la population française au changement climatique. D’autres facteurs ont également joué : la succession des Cop internationales (Conférences des parties), l’assurance des scientifiques devenus de plus en plus précis et convaincus des conséquences de l’accumulation des gaz à effet de serre… Peu à peu, la population et les gouvernants ont commencé à prendre en compte ce sujet de manière plus transversale et systématique.
Si bien qu’en 2013, le ministère de l’Ecologie a installé une plateforme consacrée à la responsabilité sociétale des entreprises. Quelles sont ses missions ?
La plateforme RSE est un lieu de rencontre qui réunit les parties prenantes, en particulier les entreprises mobilisées dans cette démarche de développement durable. Elle permet à tous ces acteurs de proposer des solutions pour faire évoluer les pratiques, de donner leur avis sur les normes et les règles en vigueur afin que la démarche RSE se développe harmonieusement.
Concrètement, quelles normes de sobriété écologique s’imposent aux entreprises françaises ?
Grâce à la loi NRE (Nouvelles Régulations Economiques) de 2001, au Grenelle de l’environnement (2009) et à la Cop 21 (2015), la France est pionnière sur les démarches de RSE et de développement durable depuis le début du XXIe siècle. La loi NRE allait très au-delà de ce que les entreprises et la société avaient intégré à l’époque. Elle a tiré les entreprises dans la bonne direction en leur imposant des obligations de reporting, les contraignant à déclarer ce qu’elles font ou ne font pas en matière de développement durable. Dans les actions de plus en plus intégrées par les entreprises, on trouve notamment l’économie circulaire – avec son aspect économique car réduire le gaspillage fait gagner en efficacité – et la dimension carbone. Le thème de la biodiversité, arrivé un peu plus tard sur le devant de la scène, est bien plus difficile à mettre en œuvre. Sous la pression normative et règlementaire, la pression sociale et celle des salariés, ces sujets progressent très fortement. Malgré le risque de greenwashing, ces dimensions sont de plus en plus prises compte dans les stratégies, les organisations et les productions des entreprises.
En mettant un brusque coup de frein à la croissance, la crise sanitaire semble n’avoir que provisoirement réduit les émissions de gaz à effet de serre. Pour que la reprise ne soit pas synonyme de rebond de la pollution, peut-on décorréler la croissance économique de la croissance de la consommation énergétique ?
La reprise mondiale se faisant dans le plus grand désordre, les émissions de gaz à effet de serre ont même progressé par rapport à leur niveau d’avant crise car la planète utilise davantage de charbon pour fournir de l’énergie, principalement de l’électricité.
Aussi, je ne connais qu’un seul moyen de rompre le lien entre croissance et énergie : augmenter le prix de l’énergie. Aujourd’hui, quand on réduit la consommation d’énergie pour la même production de biens ou de services, on gagne de l’argent. Toute la question est de savoir comment l’argent ainsi économisé sera employé. Si vous payez 100 euros pour chauffer votre logement, que vous gagnez en efficacité énergétique (en chauffant moins, en isolant vos murs, en changeant votre chaudière, en éteignant vos appareils en veille…) de façon à payer 50 euros, si avec la somme économisée vous achetez une télévision, des ordinateurs et une voiture deux fois plus grosse, vous aurez émis autant, voire plus, de gaz à effet de serre, que précédemment. C’est ce qu’on appelle l’effet rebond. Mais si vous chauffer coûte toujours 100 € car le prix de l’énergie a entre-temps augmenté, vous ne reporterez pas l’argent économisé vers d’autres consommations polluantes.
Vous préconisez de faire payer au consommateur la facture de la transition énergétique. S’attaquer aux fins de mois au nom de la fin du monde, comme dirait le président de la République, n’est-ce pas rendre la décarbonisation impopulaire ?
Si l’Etat ne rompt pas le lien entre croissance et énergie, laisse filer les émissions et le changement climatique partir en vrille, les moins riches en paieront à terme les conséquences sociales les plus dures. Et le terme se rapproche, avec la multiplication des catastrophes climatiques, de plus en plus. C’est pourquoi il faut donner à l’énergie le prix réel qui correspond aux conséquences de son utilisation sur l’environnement, en termes de santé, de biodiversité, voire de survie de l’espèce humaine. Pour cela, les autorités publiques devraient davantage aider les gens à réduire leur consommation d’énergie en affectant à la transition les fonds récupérés grâce à l’augmentation du prix de l’énergie. Sur ce point, la membre de la Cour des comptes que je suis est convaincue qu’il faut sortir des règles et principes budgétaires de non-affectation des recettes aux dépenses. Cette affectation m’apparaît nécessaire pour que la population et les gouvernants visualisent réellement les montants prélevés et les sommes affectées à la lutte contre la pollution et les émissions de gaz à effet de serre, tout en faisant de la redistribution sociale. Le principe pollueur-payeur n’a de sens que s’il est visible.
Sur ce point, quel bilan tirez-vous ?
Aujourd’hui, cette politique reste insuffisante. Lorsqu’il était ministre, Nicolas Hulot s’était d’ailleurs dit favorable à l’augmentation systématique et visible des taxes carbone à condition que ces ressources soient massivement utilisées pour permettre aux gens de mieux isoler leur maison, de changer leur matériel de chauffage, leur véhicule et tous leurs équipements grands consommateurs d’énergie. Et sur ce point, il n’a pas été suivi dans la durée. Notez que depuis une dizaine d’années, nous avons tout de même fait des progrès : la France a réduit sa consommation d’électricité tout en utilisant de plus en plus d’appareils électriques.
Certes, nous avons gagné en efficacité énergétique mais la France importe massivement des biens produits sur des marchés ultrapolluants comme la Chine. Pourquoi ne pas comptabiliser dans notre bilan carbone l’empreinte des émissions des biens et services que nous importons de l’étranger ?
Je suis très favorable à ce que l’on ne définisse pas nos objectifs et nos engagements pris aux Cop uniquement en fonction de nos émissions territoriales mais à ce que l’on prenne en compte également les émissions liées à la production des produits que chaque pays importe. D’abord pour nous responsabiliser sur l’impact de notre consommation. Ensuite parce que comptabiliser notre empreinte carbone est également indispensable si l’on retrouver notre souveraineté et redevenir auto-producteur d’un certain nombre de biens industriels tout en respectant nos objectifs d’émission de gaz à effet de serre. Toutefois, mesurer l’empreinte carbone se révèle très compliqué. Cela suppose de connaître précisément les contenus de carbone qu’on importe grâce aux retours d’information de tous les pays qu’il faut ensuite répartir au sein de la production importée. Un effort conceptuel et de recherche s’avère nécessaire pour accélérer ces processus de connaissance et de mesure.
Dispose-t-on des outils statistiques nécessaires à la mesure de la responsabilité environnementale des entreprises ?
Avec la loi Sas (2015), s’appuyant notamment sur le rapport Stiglitz, la France a mis sur la table un outil pour utiliser en plus du PIB d’autres indicateurs, dont la présentation doit notamment accompagner la présentation de chaque nouveau budget de l’Etat. Il s’agit de dix indicateurs de stock, d’environnement mais aussi des indicateurs sociaux et sociétaux que le Conseil économique, social, environnemental, l’Insee, le Conseil national de l’information statistique et France stratégie avaient identifié au cours d’un travail collectif. Chaque année, ces chiffres sont publiés en même temps que le budget, donnant une vision des éléments écologiques, sociaux et sociétaux liés à l’évolution du PIB. Il n’y a qu’un problème : personne ne les regarde ! Personne ne les présente ni les analyse, ni le ministre du Budget, ni les parlementaires, ni les journalistes… Ces indicateurs ne sont pas une fin en soi mais leur sort est révélateur.
Heureusement, beaucoup d’autres travaux sont en cours sur ces sujets. En particulier, des travaux sont actuellement en cours pour faire entrer la dimension environnementale dans la comptabilité des entreprises, notamment les émissions de carbone. Mais c’est une tâche complexe et de longue haleine. Mais on ne peut pas en rester au bilan carbone, même si c’est un outil indispensable.
Sur le front de la décarbonisation, il y a quelques années, vous vantiez les mérites de l’économie circulaire, donnant l’exemple d’une grande marque automobile qui se réorientait vers la location de voitures, ce qui allait réduire ses émissions de CO2 et décourager l’obsolescence programmée. Comment ce type de cercle vertueux pourrait-il se multiplier grâce à la RSE ?
Par des contraintes, probablement ! Le plus simple est de fixer un prix au carbone et de le faire payer – l’avantage du carbone, c’est qu’on peut le mesurer, ce qui est moins le cas des petits oiseaux et de la biodiversité ! Ce prix peut être fixé par l’Etat mais aussi constituer un prix interne à l’entreprise. Un certain nombre de sociétés donne en effet un prix au carbone de manière à intégrer les émissions de gaz à effet de serre dans leurs arbitrages. Par exemple, si une entreprise décide de non plus vendre mais louer les voitures qu’elle produit, elle sera incitée, pour le même nombre de kilomètres, à construire moins de véhicules parce qu’ils seront plus robustes et utilisés plus fréquemment. Cela consommera moins de ressources et donc moins d’énergie pour produire les véhicules. Mais ce genre de choses ne se réalise que si des normes obligent à la fois à réduire et à comptabiliser les émissions. Cela peut passer par l’imposition de pénalités aux entreprises qui ne réduisent pas leurs émissions carbone – taxe, dénonciation publique… Tout un système très complexe est à réinventer.