Dès le départ, sans le savoir ! J’ai découvert le monde du travail en tant qu’ouvrier, avec le travail à la chaîne, abrutissant par nature, et je me rappelle très précisément l’interpellation que ça a généré en moi : comment font toutes ces femmes et ces hommes autour de moi pour supporter cela 8 heures par jour ? L’impact de ce travail-là sur la santé mentale et physique, sans savoir à l’époque que c’était de cela dont il était question, m’a tout de suite impressionné, tout autant que les mécanismes de résistance et de compensation que développaient celles et ceux qui devaient s’y astreindre au quotidien, pour tenir.
Ensuite, en tant que chef d’équipe, je courais après les rendements à court terme que l’on m’avait donnés en objectif, en « poussant » les machines, les gens et… moi-même pour y arriver. Sans aucun résultat positif, si ce n’est faire « aussi mal » que ceux qui avaient fait ainsi avant moi. Puis, un jour, je ne m’y suis tellement pas retrouvé, pas reconnu dans les attitudes que cela me faisait prendre, mais surtout, dans les relations dégradées ou « fausses » que cela avait installées entre moi et mon équipe que j’ai tout abandonné : je leur ai dit que je ne voulais plus être manager, qu’au bout du compte je n’aimais pas ce que je faisais, mais qu’en attendant de partir, je voulais simplement savoir ce que je pouvais faire pour leur « être utile ». Les écouter, en somme, à la fois sur les problèmes qui étaient les leurs pour bien faire et bien vivre leur travail, et les solutions qu’ils avaient à proposer. Je ne leur avais tout simplement jamais posé cette question ! Cela a déclenché des échanges authentiques et parfois rugueux sur le « comment mieux bosser ensemble ? » pour la première fois en renonçant à ce que je pensais devoir être ma posture de manager « qui sait, décide et contrôle ». Ainsi, même si cela a été difficile, s’il y a eu des retours de flamme sur ce qu’ils ont exprimé de mon management, même si l’on s’est retrouvés parfois en tension et qu’il a fallu arbitrer les effets de ce passage difficile de « vous m’écoutez » à « on s’écoute » : non seulement nous avons mieux vécu notre relation de travail, mais nous avons vu décoller les rendements vers des niveaux jamais atteints auparavant. Ce « mieux vivre son travail » et « mieux se vivre au travail », en quelque sorte, sans que ce soit le paradis pour autant, que je voulais vivre avant de quitter mon métier de manager m’a apporté un cadeau inespéré : il m’a démontré par la preuve le lien complexe, diffus mais intrinsèque qui unit la santé au travail à la performance. En d’autres termes, il a redonné à cette mission tout son sens. C’est ainsi que je l’enseigne à mes étudiants depuis 25 ans en tant que professeur associé à Aix-Marseille Universités.
Enfin, évidemment, c’est en intégrant la direction des risques professionnels de la CARSAT, il y a bientôt 25 ans, que j’ai « percuté de plein fouet » ce sujet, en le prenant à bras le corps et en profondeur grâce à l’incroyable professionnalisme de mes aînés sur le sujet, d’une part, et à la découverte d’une des carences majeures de cette discipline telle qu’elle s’exprime sur le terrain : elle parle trop souvent « à la place » des travailleurs de leur santé en leur disant quoi faire pour la préserver dans une approche très descendante, technico-centrée et focalisée sur les seules atteintes à leur santé physique. Faisant cela, ces démarches passent à côté de ce que les femmes et les hommes qui constituent l’entreprise ont à dire sur leur façon de faire et de vivre leur travail. Elles passent également à côté de leur santé mentale, ce qui crée une rupture totale de sens et d’efficience. C’est donc là que j’ai retrouvé, en substance, le rôle fondamental que doit occuper l’écoute des travailleurs pour atteindre l’objectif qui est donné à chaque employeur dans l’article phare du code du travail L4121-1 : protéger leur santé physique ET mentale. J’ai donc engagé, avec des entreprises volontaires, des démarches innovantes mettant l’écoute au cœur de la démarche de prévention de l’entreprise, et les résultats, une fois encore, ont été au rendez-vous : réduction des accidents du travail, des risques psychosociaux, de l’absentéisme, et amélioration de la performance des équipes. Cette « découverte » m’a tellement passionné qu’après 10 ans passés dans cette institution, où je dirigeais les sections de formation et de contrôle et où j’ai été nommé correspondant national des CARSAT auprès des grandes enseignes, j’ai décidé de fonder mon cabinet MASTER en 2010, qui signifie d’ailleurs : Management de la Santé au Travail par l’Écoute et la Réponse. Et au passage, j’y ai découvert un autre impensé du sujet : la santé… du dirigeant !
Alors, en quelques lignes, il va falloir « tirer des grands traits » ! Ce que l’on peut dire, déjà, c’est que l’on ne sait pas. En effet, il n’existe aucune statistique consolidée qui remonte les indicateurs de santé physique ET mentale de TOUS les travailleurs. C’est fou, mais c’est ainsi. Les données existantes sont partielles, incomplètes, et la sous-déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles est chose connue : savez-vous, par exemple, qu’en moyenne 3 accidents du travail sur 4 ne sont pas déclarés dans la fonction publique ? Donc, c’est déjà un problème très révélateur des carences de notre sujet. Comme on dit en gestion : ce qui ne se compte pas ne compte pas.
Pour autant, nous avons, même partielles, des données. Voici ce qu’elles nous disent : d’une part, les taux moyens d’accidents du travail connus avec arrêt, rapportés aux heures travaillées donc à l’activité, ont diminué de 25% en 20 ans, ce qui n’est pas rien. Ça ne s’est pas fait tout seul, et c’est là la preuve de tout l’engagement des entreprises sur les questions de sécurité au travail, en agissant majoritairement sur l’environnement technique du travail que sont les machines, les outils et les équipements de protection.
Pour autant, nous sommes aujourd’hui sur un palier où ces taux ne diminuent plus, ce qui est inquiétant. Ainsi, la DARES (la Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques) a relevé en 2019, soit avant la pandémie, dans une étude concernant 90% de la population salariée, que 800 000 accidents du travail avec arrêt ont été reconnus, sur une année donc. Ils ont généré, toujours a minima compte tenu des propos préalables, près de 40 000 reconnaissances de handicap, c’est à dire que chaque jour, 110 personnes se retrouvent en situation de handicap suite à un accident du travail ! Si l’on ajoute les données connues du régime général concernant les maladies professionnelles et les accidents du trajet, nous arrivons au chiffre suivant : nous avons tous les ans a minima environ 1 million d’atteintes reconnues à la santé des travailleurs du fait de leur travail, qui génèrent 70 000 situations de handicap où les personnes concernées ne retrouveront donc pas leur intégrité.
Pire encore, les décès connus pour les travailleurs salariés s’élèvent à près de 1 300 par an, dont 800 pour les seuls accidents du travail, qui eux, d’après les chiffres d’Eurostat, ont augmenté de 50% en 10 ans et dont la moitié sont des malaises au travail. Tout ceci nous emmène au décompte macabre de 3,5 morts par an du fait de leur travail ! Sachant qui plus est que ce chiffre est sous-évalué, nous sommes dans une situation insupportable.
Enfin, les indicateurs de santé mentale sont les plus mal renseignés : d’abord, parce que les salariés et les employeurs sont loin de savoir que les chocs psychologiques au travail, par exemple résultant d’agressions verbales, peuvent et doivent être déclarés comme accidents du travail. Ainsi, on en dénombre à peine 10 000 par an soit… 1,25% des accidents du travail avec arrêt. Ensuite, parce qu’il n’existe aucun tableau de reconnaissance des troubles psychiques d’origine professionnelle. Par conséquent, les victimes concernées, pour faire reconnaître leurs dépressions, troubles anxieux ou stress post-traumatiques d’origine professionnelle, par exemple, ne peuvent que faire appel à un comité de reconnaissance spécialisé qui est d’une part très peu connu, et d’autre part très sélectif, puisqu’il n’instruit que les dossiers pouvant représenter un taux de handicap de 25%. C’est ainsi que l’essentiel des atteintes à la santé mentale d’origine professionnelle se retrouve dans les arrêts « maladie », perdant le fil statistique, et financier, de leur origine professionnelle. Ceci étant, toute restrictive que soit cette procédure, le nombre de ces troubles reconnus d’origine professionnelle a été multiplié par 25 en 10 ans, et a encore bondi de 9% en 2021 ! Par ailleurs, le dernier baromètre de l’absentéisme produit par Malakoff Humanis a recensé en 2022 le fait que les arrêts maladies ont concerné en 2022 un salarié sur deux, ce qui est considérable, sachant d’autant plus que la première cause d’arrêts longs sont les troubles psychosociaux d’origine professionnelle, qui ont triplé en trois ans. Si l’on rajoute à cela les nombreuses études scientifiques qui traitent de la santé mentale des travailleurs, toutes convergent vers la même conclusion : c’est elle qui s’est le plus dégradée, et qui continue de le faire.
Le grand débat, en réponse à votre question, qui passionne les esprits, est le suivant : ces chiffres sont-ils « mauvais » car ils traduisent une dégradation effective des situations de travail dans les entreprises et donc la santé des travailleurs, ou parce que notre système de reconnaissance est un des plus généreux au monde et donc que l’on reconnaît « plus et trop » ? On ne peut pas balayer d’un revers de main cette dernière position : en effet, si l’on prend les maladies professionnelles, par exemple, et l’une de leur tête de liste, le syndrome du canal carpien, comment expliquer le fait qu’en 2016, la France en ait comptabilisé 13000, quand l’Autriche en décompte 9 et la Suisse… 2, autrement que par la différence de critères de reconnaissance propres à chaque pays ? Comparaison n’est pas raison. Pour autant, la dégradation des chiffres qui sont les nôtres dans le temps, c’est-à-dire à « paramètre de reconnaissance » constant, ne peut s’expliquer autrement que par la dégradation des conditions de travail, qui, au retour de toutes les études sur le sujet, s’est intensifiée et a réduit les marges de manœuvre des travailleurs, notamment. Et si nous ne sommes certainement pas les « pires au monde », nous ne sommes pas pour autant les meilleurs : ainsi, si 73% des européens ayant 55 ans ou moins se sentent capables de tenir dans leur travail jusqu’à 60 ans, ce chiffre tombe à moins de 60% pour les Français.
En résumé, les chiffres sont trop élevés, sous-estimés, et la tendance est mauvaise. Il nous faut donc agir en proportion de ce constat.