Au départ, avec ma casquette d’ingénieur, je me suis intéressé aux limites physiques de la croissance et, en particulier, à la question de notre dépendance aux énergies fossiles. Nos économies continuent à dépendre à 80 % de ces énergies qui sont par définition finies. En l’espace de deux, peut-être trois cents années, notre civilisation a eu accès à une quantité d’énergie exceptionnelle. Mais cette énergie est en fait une accumulation d’énergie solaire à travers la décomposition de matières organiques sur des dizaines, voire des centaines, de millions d’années. En outre, ces énergies ont cette caractéristique de façonner nos imaginaires puisqu’elles sont extrêmement concentrées en énergie, elles sont stockables et sont transportables. Nous vivons en quelque sorte dans une parenthèse enchantée, ou endiablée, qui, à un moment donné, va toucher à sa fin. Et, vraisemblablement, nous flirtons aujourd’hui avec les limites d’un accès assez aisé à ces énergies qui nous amènent à repenser en profondeur nos économies totalement dépendantes à la croissance.
Mais, au-delà de ces limites physiques de la croissance (nous pouvons parler de pic de production de pétrole et même de pic de production pour l’ensemble des ressources dont nous dépendons aujourd’hui), se pose aussi la question des neuf limites planétaires. S’il n’y avait que ce problème de limitation physique à la croissance, nous pourrions peut-être trouver des solutions ; mais il s’avère que la combustion de ces énergies fossiles est responsable à 70 % du dérèglement climatique ainsi que de la chute de la biodiversité, sans parler des sept autres limites planétaires et tout en sachant que nous en avons déjà dépassé six sur neuf.
Ce qui m’a vraiment intéressé avec la décroissance, c’est que cette problématique va encore plus loin : elle pose aussi la question d’un modèle de société malade. En effet, nous consommons toujours plus à un prix extrêmement fort en matière d’exploitation des ressources, de destruction du vivant, et de continuation possible, ou non, de l’aventure humaine sur la planète Terre, ou du moins de l’aventure de notre civilisation telle que nous la connaissons sur cette planète. Nous exploitons aussi des territoires entiers et des populations puisque c’est seulement une minorité qui bénéficie des bienfaits de la croissance au nom d’un système post-colonial qu’on a appelé le développement. Mais, qui plus est, cette consommation ne nous rend pas nécessairement heureux.
« La croissance nous rend aveugles puisqu’elle focalise notre intérêt uniquement sur ce qui est économiquement mesurable. »
La croissance est un concept intéressant pour une société qui démarre de zéro. D’ailleurs, il a été inventé comme tel à la demande du président Roosevelt après la dépression de 1929 et la mise en place des politiques de New Deal : il a en effet demandé à l’économiste Simon Kuznets de définir un indicateur économique qui permettrait de voir si les politiques de New Deal étaient efficaces ou non. C’est donc un indicateur de crise qui n’a qu’une seule utilité : calculer l’agitation économique, c’est-à-dire le nombre d’échanges économiques dans une économie. Le problème avec le concept de croissance réside dans le fait qu’il mesure un peu tout et n’importe quoi avec une seule et unique touche : le « plus ». Il ne va prendre en compte les éléments tout à fait bénéfiques pour le bien-être, pour le vivre ensemble, pour nos besoins naturels, que s’ils se vendent. En outre, il va ajouter aussi des paramètres qui peuvent être fondamentalement toxiques ou négatifs. Par exemple, prendre son vélo pour aller travailler ne fait pratiquement pas de croissance mais y aller en voiture engendre déjà un peu plus de croissance. J’ajouterais même que, si nous avons un accident de voiture, c’est le jackpot en matière de croissance. Mon propos peut être perçu comme de la provocation mais c’est malheureusement cet indicateur-là qui mesure aujourd’hui ce qui se passe dans notre société. On peut déplorer un autre élément : le concept de croissance omet tout ce qui ne se mesure pas d’un point de vue économique comme les solidarités informelles, l’amitié, la relation intrafamiliale, le care ou encore l’économie reproductive très souvent portée principalement par les femmes. Pourtant, quand on regarde dans le détail ces tâches, elles représentent peut-être la majorité des activités effectuées dans nos sociétés et sont vraisemblablement les choses les plus importantes pour rendre nos vies douces et riches de sens, qui méritent d’être vécues. La croissance nous rend aveugles puisqu’elle focalise notre intérêt uniquement sur ce qui est économiquement mesurable dans le système capitaliste ou néolibéral dans lequel nous vivons et passe à côté de beaucoup d’autres choses, peut-être encore plus intéressantes que ce qu’elle mesure.
Enfin, quand on regarde aujourd’hui les indicateurs liés au bien-être dans l’ensemble des pays où l’étude a été faite, c’est-à-dire la plupart des nations sur cette planète, on remarque que si la croissance économique dans un premier temps va s’accompagner d’une amélioration des conditions de vie, du bien-être subjectif dans notre société, très vite la croissance va continuer à augmenter et va s’accompagner non pas d’une amélioration du bien-être mais d’un ralentissement de cette amélioration, voire d’une stagnation. Elle peut même atteindre un pic et commencer à baisser. C’est ce que nous observons aujourd’hui de manière tout à fait spectaculaire dans un pays comme les États-Unis d’Amérique : la plupart des indicateurs de bien-être, de développement humain, montrent que la croissance continue à se perpétuer à un prix extrêmement coûteux d’un point de vue environnemental, sans être capable d’apporter du bien-être, mais au contraire en étant néfaste. Même sur un indicateur aussi objectif que celui de l’espérance de vie, la hausse de croissance au-delà d’un certain niveau est plutôt toxique quant à cette espérance de vie, même pour une personne initialement en bonne santé.
Ce qui m’a amené à m’intéresser à la décroissance très jeune et très vite dans ma vie, c’est vraiment à la fois une pensée tout à fait rationnelle, physique, en tant qu’ingénieur, mais aussi une pensée beaucoup plus culturelle. Même si une croissance infinie dans un monde fini était possible, il faudrait quand même se poser cette question fondamentale : essayer de maximiser un indicateur économique tout aussi imparfait et aveuglant que le PIB a-t-il du sens ?
La décroissance n’est en aucun cas le contraire de la croissance. Le contraire de la croissance en économie est la récession. Quand la récession dure longtemps, c’est la dépression. La décroissance est un slogan provocateur qui nous invite à sortir du modèle de société de croissance, qui nous invite à sortir d’un modèle économique qui nécessite toujours plus de croissance pour continuer à survivre. Que nous soyons une entreprise, une commune, un état, nous sommes économiquement pris au piège. Nous nécessitons toujours plus de croissance. La décroissance s’attaque à la religion de la croissance en nous invitant, non pas à décroître, mais à décroire. Décroître pour décroître serait aussi stupide que croître pour croître. La décroissance ne nous invite donc pas à faire l’inverse de la croissance mais, au contraire, à nous libérer de cette pulsion, de cette dépendance, pour se poser les bonnes questions et aller vers des modèles économiques beaucoup plus qualitatifs et non plus quantitatifs.
La décroissance est aussi un slogan provocateur qui a été choisi à dessein pour ne pas être récupéré par le système, par le modèle dominant. Nous avons pu observer comment depuis vingt-deux ans, au moment où la décroissance s’est créée, l’ensemble des slogans qui ont été lancés dans le débat politique ont systématiquement été récupérés et vidés de leur sens. Pourtant, la décroissance était vraiment une invitation à aller voir plus loin, à s’orienter vers une pensée beaucoup plus philosophique, profonde, à réaliser un travail d’histoire, d’analyses, d’anthropologie qui pose de nombreuses questions : comment sommes-nous tombés dans cette relation toxique de dépendance à la croissance ? Comment pouvons-nous nous libérer de cette société de croissance ?
« La décroissance est cette belle invitation à décroire pour retrouver de l’espoir et penser la société de manière beaucoup plus sympathique que ce que nous connaissons aujourd’hui. »
Face à cette fin de la croissance qui est imminente (une croissance infinie dans un monde aux ressources finies n’est pas possible), nécessaire (aujourd’hui la croissance économique nous amène à flirter avec des formes d’autodestruction de la planète sur laquelle nous vivons), souhaitable (la croissance économique ne produit plus de bien-être donc il est souhaitable de s’en libérer le plus vite possible) et souhaité (aujourd’hui l’ensemble des enquêtes d’opinion, aussi bien en France qu’à l’international, montrent que des majorités culturelles aspirent à rompre avec la société de croissance qui les épuise et qui vraisemblablement est en contradiction profonde avec les limites physiques à la croissance que nous rencontrons), il faut changer les modèles économiques. Dans le cas contraire, nous tombons en récession. La décroissance propose donc un projet politique de rupture avec le modèle économique croissanciste, qu’on peut appeler aussi capitaliste, néolibéral, productiviste, ancré dans une vision purement économiciste et dépendant du technoscientisme de nos sociétés. La décroissance est donc cette belle invitation à décroire pour retrouver de l’espoir et penser la société de manière beaucoup plus sympathique que ce que nous connaissons aujourd’hui.
Il est vrai que depuis un an et demi, la sobriété est devenue un slogan que portent à la fois un grand nombre de gouvernements européens mais aussi les entreprises. La sobriété est une notion très ancienne, très belle, puisque lorsque nous retournons dans l’histoire des civilisations, dans l’histoire de l’aventure de notre belle espèce vivante, l’homo sapiens sapiens qui est apparu il y a 300 000 ans sur cette planète, on se rend compte que cette notion, plutôt connue sous le nom de tempérance, était au cœur des organisations sociales, des traditions, des règles de vie, des croyances ou des spiritualités. Très vite, nous avons compris que pour être heureux, pour être libres, pour édifier des sociétés équilibrées, il fallait s’auto-instituer des limites. Nous vivons aujourd’hui dans une société de l’hubris, c’est-à-dire de la démesure, car nous pensons que nous pouvons dépasser ces limites. Ce qu’un enfant comprend très vite, car les adultes lui apprennent immédiatement, c’est que manger une glace par exemple est quelque chose de tout à fait sympathique mais qu’en manger trop sera à l’inverse désagréable puisqu’il tombera malade. De la même manière, la sobriété nous rappelle qu’il y a des limites (des limites à la croissance, à notre consumérisme, à notre appétit de pouvoir, de domination, de rapidité, de toujours plus, etc.) et qu’il faut retrouver le bon sens de l’autolimitation.
« Faire de la sobriété et de la croissance revient à appuyer à fond sur le frein tout en appuyant à fond sur l’accélérateur. »
Ce terme est réapparu de manière assez surprenante puisque nous avons confondu sobriété avec sobriété énergétique, qui n’en est pas moins importante, et nous avons confondu sobriété énergétique avec efficacité énergétique, qui sont deux objectifs nécessaires et complémentaires mais bien distincts. La sobriété veut dire faire moins. Elle revient à s’autolimiter, par rapport à ce que nous connaissons dans notre société, et faire moins d’un point de vue énergétique, consumériste, économique, etc. La sobriété, associée à la décroissance, est tout à fait souhaitable mais elle est très mal comprise et très mal employée par les acteurs économiques puisque parler de croissance économique tout en parlant de sobriété est assez contradictoire. C’est une forme d’incantation contraire qui nous rend fou puisque nous ne pouvons pas demander aux gens d’être libres, heureux en se réappropriant des formes d’autolimitation, tout en continuant à appuyer à fond sur l’accélérateur à travers la publicité, l’obsolescence programmée, le fait d’inciter la population à désirer toujours plus de choses qui ne sont pas vraiment nécessaires. De plus, dans une société de croissance dans laquelle nous sommes, parler de sobriété se heurte à cette difficulté : une société de croissance sobre, donc sans croissance, tombe malade. C’est la raison pour laquelle je pense que parler de sobriété de manière sérieuse doit être associé à la décroissance, c’est-à-dire à une réflexion démocratique, sociétale, pour repenser en profondeur nos modèles économiques qui sont toxico-dépendants à la croissance. Dans le cas contraire, nous risquons de mal agir : soit nous mettrons en place une politique sérieuse de sobriété qui mènera à la récession, soit on fera à la fois de la sobriété et de la croissance, ce qui reviendra à appuyer à fond sur le frein tout en appuyant à fond sur l’accélérateur.
Malheureusement, les entreprises sont dépendantes de notre modèle économique qui est capitaliste et néolibéral. Qu’elles le veuillent ou non, elles sont prises au piège de règles comptables, de règles de compétition économique, comme les économies d’échelle, comme la concurrence entre les entreprises par rapport aux attentes totalement insensées de retour sur investissement de la part des actionnaires. Elles sont donc extrêmement contraintes. Aujourd’hui, dans une société de croissance, les entreprises peuvent réaliser un certain nombre de choses intéressantes et pertinentes comme par exemple mettre en place un système de covoiturage pour leurs employés, proposer à la cantine des repas bio et de saison en lien avec les fermes bio proches de leur siège, privilégier de la démocratie et de l’intelligence collective en leur sein. Mais, pourtant, ce n’est pas suffisant puisque la première des choses à réaliser, c’est de se poser la question de leur propre raison d’être. Et, quand on regarde en détail, on se rend compte qu’une grande majorité d’entreprises ont une raison d’être qui est assez problématique par rapport à ce que pose comme questions la décroissance : quels sont véritablement nos besoins fondamentaux et comment y répondre de manière soutenable, partagée et conviviale ? La plupart des entreprises continuent malheureusement à produire des objets ou proposer des services pas nécessairement utiles, voire néfastes. D’autres agissent, mais pas toujours de manière assez juste, conviviale ou soutenable. En outre, elles se heurteront, en sortant par exemple de l’obsolescence programmée, à une compétition rude. Ainsi, cette discussion de la décroissance doit se faire avec le monde de l’entreprise, de manière beaucoup plus politique et en lien avec celles et ceux qui les financent, c’est-à-dire les actionnaires et les investisseurs, puisque le retour sur investissement attendu est voué à se réduire de manière extrêmement forte.
« Pour l’entreprise, la réflexion n’est pas à l’échelle de son cadre de travail, même si des choses intéressantes et pertinentes peuvent être faites, mais à l’échelle beaucoup plus globale et politique. »
La décroissance, qui invite à consommer moins pour consommer mieux, met les entreprises en porte-à-faux : optimiser et augmenter années après années ses bénéfices n’est plus possible puisque moins de consommation engendrera moins de bénéfices. De même, produire avec moins d’obsolescence programmée est également synonyme de bénéfices moins importants. Par exemple, si une entreprise fabrique des machines à laver et souhaite que celles-ci deviennent durables, qu’elles ne soient pas renouvelées tous les cinq voire trois ans comme c’est le cas aujourd’hui, qu’elles soient réparables, et qu’elles soient même mises en commun et partagées, l’entreprise aura nécessairement une situation plus instable que les autres. Nous pouvons faire de l’économie de la fonctionnalité mais là aussi c’est impossible avec des taux de croissance tels qu’on les connaît ad vitam aeternam. Dans la transition, l’entreprise a un rôle intéressant à jouer pour adapter nos sociétés à des modes de vie plus sobres et autonomes. Par exemple, il serait pertinent d’équiper l’ensemble des territoires en vélos cargos comme nous en fabriquons et utilisons dans notre coopérative Cargonomia à Budapest. Ainsi, nous pourrions lancer un grand projet industriel afin de produire ce dont nous avons besoin autour d’une gamme de différents vélos et remorques pour divers usages. Mais une fois la flotte fabriquée, il est absurde de continuer à en fabriquer toujours plus. On parle alors d’entreprise à mission qui, une fois le travail terminé, se retire. Je parle même de la notion d’entreprise éphémère, que l’on mobilise que lorsque c’est nécessaire et non pour faire de la croissance uniquement pour faire de la croissance.
L’entreprise est tout à fait apte à répondre aux nouveaux enjeux, en mobilisant ses moyens, ses compétences, en s’organisant collectivement pour répondre à un besoin défini démocratiquement. Cependant, elle se heurte nécessairement à certaines limites. Par exemple, face à un pic de population qui devrait être atteint assez rapidement, il est impossible d’avoir comme objectif d’augmenter de 10 % la production de nourriture tous les ans pour tout le monde. Nous sommes donc dans une économie stationnaire. Concernant les services médicaux, il n’est pas souhaitable d’avoir de la croissance mais au contraire de travailler sur la prévention pour engendrer une réduction du besoin en services qui diminuera aussi leur empreinte écologique mais surtout améliorera la santé de la population. Ainsi, pour l’entreprise, la réflexion n’est pas à l’échelle de son cadre de travail, même si des choses intéressantes et pertinentes peuvent être faites, mais elle est à l’échelle beaucoup plus globale et politique : comment collectivement changeons-nous les règles du jeu pour que l’entreprise puisse pleinement s’épanouir, répondre à nos besoins fondamentaux, en s’échappant des contraintes de croissance, de compétition entre les actionnaires qui vont là où le profit le plus court et le plus rapide peut être mis en place ?