En 2006, pour me reconstruire après un grave accident de parapente, j’ai dû me réaligner sur mes valeurs profondes. En tant qu’informaticien et journaliste, j’avais lancé GreenIT.fr en 2004. Il m’a semblé logique d’accélérer mes réflexions d’alors, ce qui a abouti à la création des démarches de sobriété numérique et de numérique responsable que j’ai développées et formalisées en 2008 pour la sobriété numérique et en 2010 pour le numérique responsable.
L’idée de la sobriété numérique est née de la prise de conscience du fait que le numérique est une ressource non renouvelable que nous épuisons à grande vitesse. Je constatais également une dépendance au numérique, tant au niveau des personnes que des organisations. C’est pour cette raison que j’ai choisi le terme « sobriété » et non « frugalité ». L’idée clé de la sobriété numérique, c’est d’économiser le numérique. J’explique tout cela dans deux livres : Sobriété numérique : les clés pour agir (Buchet-Chastel) et Tendre vers la sobriété numérique (Actes Sud).
J’ai inventé l’expression « numérique responsable » à la fin des années 2000 pour disposer d’un terme qui englobe à la fois le Green IT (la sobriété numérique) et l’IT for Green (c’est-à-dire le numérique au service du développement durable). À l’époque, il n’existait que l’expression « TIC durables ». TIC (Technologies de l’information et de la communication) étant un acronyme désuet, je l’ai remplacé par « numérique ». Et j’ai choisi le terme « responsable » plutôt que « durable » car, à l’époque, mes interlocuteurs résumaient le développement durable à l’environnement, oubliant les dimensions sociales et sociétales. Il m’a semblé que le terme « responsable » transmettait mieux cette idée d’un numérique respectueux des êtres humains. L’idée clé du numérique responsable, c’est à la fois de réduire les impacts environnementaux et sociaux du numérique, mais aussi d’utiliser cette ressource au service des objectifs de développement durable. Sobriété numérique et numérique responsable sont donc deux démarches complémentaires.
Aujourd’hui, et bien que nous ayons produit un lexique en mai 2018, la plupart des personnes confondent « Green IT » et « numérique responsable ».
Le numérique contribue à seize crises environnementales et sanitaires majeures. Il ne faut donc pas parler de l’impact au singulier mais bien des impacts au pluriel. En France, les principaux impacts associés au numérique sont les radiations ionisantes (28 %), l’épuisement des ressources abiotiques (c’est-à-dire les ressources non vivantes se trouvant naturellement dans l’environnement) de type métaux (26 %), l’épuisement des ressources fossiles (26 %), et la contribution au réchauffement global (11 %). Les 9 % restants sont constitués d’autres impacts tels que l’eutrophisation (soit l’accumulation des nutriments dans un écosystème) des milieux aquatiques, l’acidification, les émissions de particules fines, etc.
Nos études de référence montrent que le numérique représente environ 40 % du budget annuel soutenable d’un Européen. On retrouve cette proportion à l’échelle mondiale. C’est évidemment dix fois trop !
Ce qui nous effraie le plus, c’est la progression des impacts. Notre étude au niveau mondial montre que les impacts du numérique ont triplé entre 2010 et aujourd’hui, passant de 20 % de notre budget annuel soutenable à près de 60 %. En France, l’étude prospective que nous avons réalisée (avec l’Idate) pour l’Ademe et l’Arcep montre que les impacts environnementaux du numérique vont très probablement doubler entre 2020 et 2050.
Il est désormais clair que les méthodes employées jusqu’à présent ne sont pas suffisantes pour atteindre les objectifs fixés par les scientifiques. C’est pourquoi je propose une nouvelle approche : la slow.tech. L’idée est très simple : remplacer partout et dès que c’est possible le numérique (high-tech) par une alternative low-tech. Nous avons démontré formellement, via des retours d’expérience concrets depuis dix ans, que notre méthode fonctionne. Et si on l’associe à une démarche de sobriété numérique, les deux approches conjuguées permettent d’atteindre le fameux facteur 10 (il faut diviser notre empreinte par dix pour être soutenable).
Oui et c’est très facile à mettre en œuvre. La sobriété numérique repose principalement sur un rapport apaisé et raisonné au numérique.
On décide volontairement d’en consommer moins. Pour y parvenir, il faut adopter une forme d’hygiène numérique, notamment réserver le plus de temps possible sans numérique. L’idée n’est pas de supprimer tout le numérique, mais bien de le remettre à sa place : un outil dont on ne doit en aucun cas être dépendant. Heureusement, l’humanité n’a pas attendu l’apparition des smartphones et de Google Maps pour faire le tour du monde ! Il s’agit donc de prendre du recul sur nos usages numériques et d’accepter, parfois, de faire autrement et un tout petit peu plus lentement.
Ensuite, il s’agit de s’équiper le moins possible, sans pour autant se priver d’équipements indispensables ou très pratiques. Autant un smartphone est un véritable couteau suisse qui répond utilement à plein de besoins et qui mutualise plein d’appareils (photos, GPS, téléphone, etc.) dans un seul, autant il est probablement possible de se passer d’un Thermomix connecté et d’une montre connectée.
Enfin, il faut faire durer nos équipements, car c’est leur fabrication (et notamment l’extraction des matières premières) qui constitue la principale source d’impacts environnementaux, sanitaires, sociaux et sociétaux. Pour faire durer, il suffit de prendre soin de ses appareils et de leur donner systématiquement une seconde vie en les confiant à un proche qui en a besoin ou en les revendant à un reconditionneur.
La high-tech, dont le numérique fait partie, est une ressource non renouvelable. Tous nos appareils high-tech sont fabriqués à partir de métaux et de terres rares (qui sont aussi des métaux) qui sont des ressources naturelles non renouvelables. Notre boulimie de high-tech, et notamment de numérique, se traduit par un épuisement très rapide des réserves rentables, c’est-à-dire ces filons exploitables de cuivre, or, argent, antimoine, cobalt, indium, etc.
Au rythme actuel, il ne nous reste que des décennies de high-tech et de numérique en stock, et certainement pas des siècles. Cela signifie que nos enfants pourraient bien assister à la fin du numérique et de la high-tech ! Cette fin est inéluctable. Car même si nous trouvions de nouveaux gisements, il faudrait disposer de suffisamment d’énergies fossiles pour extraire les matériaux. Or, on sait que le pic pétrolierest atteint. Et même si nous disposions de suffisamment de pétrole, le coût environnemental de l’extraction n’est plus acceptable pour les populations locales. Par ailleurs, l’effondrement du clarke (la densité d’un matériau dans la croûte terrestre) renchérit progressivement le coût des matériaux. Il y a encore de très nombreux autres freins au développement d’une société high-tech dans les années à venir.
Les experts de low-tech font un formidable travail d’exploration et de proof of concept. Ce sont les explorateurs et les grands découvreurs du 21ème siècle. Mais leurs solutions, particulièrement ingénieuses et soutenables, sont encore vues, à tort, comme une régression. Avec la sobriété numérique et la slow.tech, je propose un chemin pour disposer de plus de temps pour transiter plus en douceur d’une société high-tech à une société low-tech.
Le solutionnisme technologique est une impasse et la transition écologique un mythe ! La transition écologique n’existe pas plus que la transition énergétique. L’apparition du pétrole n’a jamais remplacé le charbon. Tout comme le nucléaire ne remplacera pas le pétrole. Ces énergies s’additionnent en se superposant. C’est pareil pour la transition écologique. Depuis qu’on parle de transition écologique, l’humanité a dépassé trois limites planétaires supplémentaires, passant ainsi en quinze ans de trois à six limites dépassées sur neuf. Nous n’avons jamais autant souillé les océans, rejeté de plastique dans la nature, raboté la biodiversité, et émis de gaz à effet de serre que ces cinq dernières années ! Plus on parle de transition écologique et moins on en voit les effets !
Plus on s’aveugle avec une vision prométhéenne d’un numérique qui sauverait l’humanité et moins on réduit concrètement nos impacts. Les apports du numérique dans la santé et bien d’autres domaines sont indéniables. Mais il y a une contrepartie environnementale. Qu’on le veuille ou non, les impacts environnementaux et sanitaires du numérique dépassent de très loin ses contributions (sinon nous verrions les impacts négatifs sur l’humanité baisser).
La crise existentielle que nous traversons ne sera résolue que par une approche sociétale et politique profonde. Ce sont nos modèles économiques, notre organisation sociale et spatiale, notre taux de natalité et plus encore notre mode de vie qui sont la source de notre insoutenabilité. C’est illusoire de croire que le numérique va régler ces sujets à notre place.