La réponse est sans appel : Non ! Et ce pour deux grandes raisons, toujours en substance : d’abord, parce que les sociétés n’ont pas fait mieux que notre Société concernant la place que la santé mentale doit occuper. La santé mentale est le parent pauvre des disciplines de santé, et les grèves, dénonciations, tribunes, et même grèves de la faim, des professionnels qui s’y consacrent pour dénoncer les conditions insupportables d’exercice de leur métier ne font que le démontrer. Regardez la gestion de la pandémie Covid-19 par exemple : combien y avait-il de psychiatres ou psychologues dans le comité scientifique en charge d’orienter la politique du gouvernement ? Zéro.
Les atteintes à la santé physique se voient, elles sont objectives, démontrées par une radio, un examen, une analyse : elles s’imposent au débat. D’autre part, elles se diagnostiquent le plus souvent dans un temps proche voire simultané à la survenance du phénomène qui les a provoquées : une chute et sa fracture, une coupure et sa plaie… ce qui permet de vite les attribuer au temps du travail, et donc à l’imputabilité de leurs conséquences pour l’employeur. A contrario, les atteintes à la santé mentale, elles, ne se voient pas, mais s’écoutent. Elles ne se diagnostiqueront pas autrement que par une démarche de la victime pour consulter un professionnel de santé apte à les reconnaître, ce qui est tout sauf naturel. Et cette reconnaissance, si elle se fait, portera en elle le doute de l’origine professionnelle de l’état de la victime, et même de la crédibilité de ses propos malgré toutes les méthodes scientifiquement établies permettant d’objectiver le diagnostic qui en résultera. Voilà pourquoi les atteintes à la santé physique représentent 98,4 % des atteintes reconnues à la santé des salariés, portées à la charge exclusive des entreprises. Ainsi, en bonnes gestionnaires, les entreprises, par les enjeux humains, économiques et juridiques qu’ils représentent, ont essentialisé leurs actions sur les accidents du travail et les maladies professionnelles. La santé mentale ne s’est pas assise à la table de la prévention.
L’autre raison, qui est liée, vient d’une défaillance des entreprises à remettre en cause leur organisation du travail quand celle-ci tout entière est orientée vers une recherche de productivité immédiate, ce qui est déjà très difficile à réaliser dans un écosystème concurrentiel mondial et très agressif. J’en parle en tant qu’ancien directeur d’usine. Ainsi, quand des salariés font part, par exemple du fait de l’intensification du travail ou de la perte d’autonomie que toutes les études scientifiquement ont démontrées, des effets que cela a pu avoir sur leur santé, le plus souvent, la réponse de l’entreprise ne se tournera pas vers l’organisation du travail mais vers celle du travailleur. Si en dénonçant, par exemple, des objectifs de rendement qui me font mal, ou des situations d’injonctions paradoxales qui me demandent, de façon directement contradictoire, de faire mon travail et de respecter les mesures nécessaires à la protection de ma santé, c’est moi qui serai remis en cause dans mes compétences, mon engagement, ma solidarité avec l’équipe, alors je ne le ferai pas. C’est ce que j’ai appelé « l’hyperindividualisation du risque ». Le phénomène d’hyperconnexion aux outils numériques professionnels l’illustre parfaitement : quand le droit à la déconnexion a été inscrit dans le code du travail en 2017, les entreprises ont majoritairement rédigé des chartes et formé les travailleurs au bon usage de ces outils. C’est important et il fallait le faire. Par contre, si l’on ne comprend pas le fait que la majorité des salariés qui se reconnectent le soir, le week-end, pendant les réunions, les repas, leurs congés… ne vient pas que du bon usage de leur messagerie, mais de la charge de travail qui est la leur, aggravée par tout ce qui les empêche de bien bosser, dont le phénomène de « binge-meeting » avec des visioconférences non-stop qui empêchent de faire son travail de fond en le reportant sur les temps personnels, par exemple, et bien on n’est pas prêt de les voir se déconnecter tout en faisant le travail qu’ils ont à faire ! L’absence de tout débat sur la charge de travail dans le dialogue social de l’entreprise est un marqueur en puissance de cette défaillance à réguler leur organisation du travail.
Aveugle à la santé mentale, muette sur la dégradation de ses situations de travail, l’entreprise, le plus souvent, n’en est restée qu’à des démarches sécurité qui ne comptent et ne réagissent qu’aux accidents du travail. Comme elle n’arrive pas à remettre en cause son organisation du travail qui participe directement à leur survenue, cela explique à la fois la stagnation de leur taux de fréquence et la détérioration de la santé mentale des travailleurs.
Or l’objectif donné à l’employeur n’est pas la sécurité, mais la santé, physique et mentale, de ses travailleurs, qui la contient.
Quand l’insupportable déferlante de suicides professionnels s’est abattue en 2009 dans notre pays, les entreprises ont été sommées d’agir sur ce phénomène qui sortait complètement du champ de leurs démarches sécurité. On a donc donné un nom à ce qui avait généré ces décès : les risques psychosociaux (RPS), sans pour autant bien les définir, notamment en confondant les risques et les troubles psychosociaux. On a mélangé les causes et les conséquences ! Ainsi, quand on pense RPS, on pense burn-out, suicide… et c’est un vrai repoussoir pour les entreprises.
Voilà pourquoi, cherchant à « positiver » cette injonction d’agir, plutôt que de dire « je vais lancer un grand plan de prévention des RPS », qui connotait tout de suite négativement l’entreprise en sous-entendant qu’il y en avait, elles sont allées « recycler » un vieux concept américain des années 1970 : La qualité Vie au Travail. C’est ainsi qu’il est arrivé dans l’écosystème de la prévention.
Cependant, il a, lui aussi et par conséquence, été d’une part mal défini, et d’autre part a connu exactement les mêmes obstacles à agir sur l’organisation du travail, par exemple, pour les mêmes raisons que celles exposées précédemment. Ainsi, on a mis en place des lignes d’écoute psychologiques, formé des travailleurs, mis en place des observatoires du stress, ou encore fait des diagnostics qui n’en finissent plus de se produire et se reproduire sans effet concret sur les situations de travail concernées. Et puis, on s’est mis à penser à « tout ce qui pouvait améliorer » le quotidien des salariés, comme des séances de méditation, des salles de sieste, de yoga, des paniers bio, ou, évidemment, le fameux babyfoot… Bref : toutes ces mesures, toutes appréciables qu’elles puissent être, et qui font florès, ne seraient pas un problème en soi si elles n’évinçaient pas l’action sur les causes de ce qui affecte la santé des salariés. Et malheureusement, c’est ce qui se passe. Tout ce « concours Lépine » de la QVT qui s’est installé par autant de mesures non pas de prévention, mais de compensation des effets du travail sur la santé des salariés, ne sont pas un obstacle par nature à la santé au travail, mais par effet, à double titre : d’une part, les moyens engagés là sont des moyens qui ne sont pas engagés sur la régulation des situations de travail. Et aucune entreprise n’a de moyens infinis. Mais d’autre part, elles détournent le message de sa cible, en revendiquant une « Qualité de Vie au Travail » qui n’en est pas une, parce qu’elles ne s’adressent pas aux conditions d’exercice et du vécu au travail.
Voilà pourquoi la QVT est une dérive symptomatique des défaillances de nos sociétés à comprendre et agir pour protéger la santé physique et mentale des travailleurs. C’est un « marqueur de déviance ». C’est la raison pour laquelle j’ai choisi ce titre pour mon livre !
J’ai d’ailleurs voulu apporter une définition à la QVT qui puisse conceptuellement « tenir la route », et trouver sa juste place dans le registre des concepts de notre discipline. J’ai donc proposé de décliner la définition que l’Organisation Mondiale de la Santé avait fait de la qualité de Vie « sur terre », que j’ai découverte, en reproduisant la même cohérence conceptuelle que l’Organisation du Travail s’était imposée en 1950 en voulant définir la santé au travail : elle avait repris l’essence du concept de santé « sur terre » de l’O.M.S., en 1946, pour l’adapter au monde du travail.
Cela a donné cette définition : « la QVT est la façon dont les salariés perçoivent leurs conditions de vie au travail dans ses 4 dimensions – technique, organisationnelle, relationnelle, conjoncturelle – et la satisfaction qui en résulte, au regard de leurs attentes implicites et explicites à son sujet. » Cela peut se résumer ainsi : avoir le sentiment de faire un travail qui a du sens, avec de bons outils – produits et locaux, une bonne organisation, de bonnes relations et de beaux projets. La QVT est donc une perception, subjective, ce qui veut dire que c’est un résultat, non un moyen ! Ce n’est pas le décompte de ce que je fais pour améliorer les conditions de travail qui révèle le niveau de QVT de mon entreprise, mais l’évaluation de ce que mes salariés en pensent. En cela, la QVT se distingue fondamentalement de la santé au travail : la santé physique et mentale est un état établi par des professionnels, la QVT est un « indice de satisfaction » des travailleurs, en quelque sorte. L’un et l’autre se complètent pour alimenter la politique de prévention de l’entreprise, mais l’obligation qui pèse sur les épaules de tout employeur est une obligation de santé physique et mentale, pas de qualité de vie au travail !
Autant vous dire que lorsque qu’un groupe de travail porté par l’École Nationale Supérieure de Sécurité Sociale m’a contacté pour participer à la rédaction du guide Entreprises mondiales et bien-être au travail avec la Plateforme francophone des entreprises mondiales pour les socles de protection sociale rédigé avec l’appui de … l’OIT (Organisation internationale du travail) visant à redéfinir ces concepts clés, et que les définitions et modélisations défendues dans mon livre y ont été intégrées, cela a été une immense satisfaction !
Je citerais cinq conditions. D’abord, il faut comprendre que c’est bien l’objectif de Santé au Travail qui doit être constitutif de toute démarche RSE. En effet, les relations et conditions de travail sont un des 7 thèmes définis par la norme ISO 26000. Les obligations qui s’y réfèrent s’appuient sur la déclaration de l’OIT. Les droits fondamentaux des travailleurs qu’elle édicte dont le cinquième, introduit en 2022, qui énonce le principe d’un « milieu de travail sûr et salubre », fait explicitement référence à l’objectif de Santé au Travail : « une protection adéquate de la vie et de la santé des travailleurs dans toutes les occupations », est une « obligation solennelle pour l’Organisation internationale du Travail ». Ainsi, les organisations ne peuvent plus se limiter à prendre des engagements sur les seuls 4 autres droits fondamentaux que sont la liberté d’association et la reconnaissance effective du droit de négociation collective, l’élimination de toute forme de travail forcé ou obligatoire, l’abolition effective du travail des enfants et l’élimination de la discrimination en matière d’emploi et de profession. Le « logiciel » de construction des démarches RSE avant 2022 doit être mis à jour de ce changement majeur. Il faut le faire savoir !
Ensuite, il faut se mettre d’accord sur les concepts, et les termes : bien comprendre pour bien agir. Si tout le monde attribue des représentations différentes en employant le mot « Santé au Travail », « Qualité de Vie au Travail », « Conditions de travail », « Risques PsychoSociaux » : on n’est pas prêts de bien agir ! Il nous faut une « taxonomie sociale » qui définisse, tous de la même façon, ces termes pour créer une culture commune de la santé et de la qualité de vie au travail. C’est essentiel, et c’est là tout l’intérêt de la contribution apportée par le guide de l’OIT évoqué précédemment.
Ceci fait, il faut prendre la mesure de ce changement, et de ses implications opérationnelles : la santé au travail porte en elle le principe même d’une égalité de traitement de la santé physique et mentale. Les organisations ne peuvent donc plus se limiter à ne considérer que les atteintes à la santé physique de leurs travailleurs ! Les atteintes à la santé mentale doivent être rendues visibles, et remonter dans leurs indicateurs : nombre d’accidents du travail issus de chocs psychologiques, nombre de salariés identifiés par les professionnels de santé comme ayant leur santé mentale affectée du fait de leur travail… : les pistes sont nombreuses pour rendre cette dimension visible. Et là, les résistances seront nombreuses, car cela portera à la connaissance de l’entreprise la réalité de sa situation à ce sujet, aujourd’hui placé sous tous ses radars, mais qui s’exprime de façon détournée par le turn-over, les arrêts maladies ou le désengagement des équipes… au détriment direct de leur performance. On n’atteint pas un objectif que l’on ne vise pas.
Une autre implication directe de cette approche est la place que l’écoute des travailleurs doit, et non peut, occuper pour atteindre cet objectif : l’écoute des travailleurs est consubstantielle au concept même de santé au travail. En effet, les dimensions subjectives des situations de travail, et de la santé au travail, ne peuvent être accessibles sans l’écoute des personnes concernées. Voilà pourquoi leur participation au débat sur leurs conditions d’exécution et de vie au travail, ainsi qu’à la recherche des mesures pour réguler les situations qui se seraient dégradées, ne doit pas être vue comme un « supplément d’âme » managérial, mais comme une condition de conformité avec l’objectif attendu de sa politique RSE concernant les relations et conditions de travail. C’est la raison pour laquelle je défends, par une pétition depuis 2022, l’inscription de l’écoute des travailleurs comme le dixième, et premier au classement des principes généraux de prévention à l’article L4121-2 du Code du Travail. Cette proposition a été reprise à la fois par les Assises du travail et par le Conseil Économique Social et Environnemental dans son rapport Travail et santé-environnement : quels défis à relever face aux dérèglements climatiques ? qui démontre le lien indissociable entre les enjeux environnementaux et de santé au travail.
Enfin, il faut, fort de ces acquis, à la fois valoriser les entreprises qui ont effectué, dans les actes, cette indispensable approche globale de la santé physique et mentale, des situations de travail et de la RSE, et ne plus reconnaître la conformité des politiques RSE de celles qui ne l’ont pas fait. Sans discrimination des pratiques, il n’y aura pas de changement. C’est la raison pour laquelle j’ai créé une fondation qui vise à engager, en 2024, mille entreprises et organisations, de toute taille et tout secteur d’activité, dans une démarche collective de santé & qualité de vie au travail répondant à ces exigences méthodologiques, et qui démontre la valeur ajoutée que cela représentera pour elles sur tous les plans, dont celui de leur performance économique. Cela pourra ainsi servir de terrain d’étude à cette taxonomie sociale qui n’en finit plus de repousser ses échéances, et qui n’est que trop nécessaire.