Diplomate et homme politique, membre du Parti socialiste (PS), ancien ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand puis sous le gouvernement Jospin, Hubert Védrine est écrivain, enseignant et fait partie d’un groupe d’experts internationaux chargés de réfléchir à l’avenir de l’OTAN.
Ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002, Hubert Védrine a récemment publié un Dictionnaire amoureux de la géopolitique ainsi que l’essai Et après ?, republié dans une version remaniée et augmentée dans la collection Pluriel (Fayard) le 27 octobre 2021.
Dans votre dernier essai, Et après ?, vous voyez dans la pandémie un « crash test » pour les économies et les sociétés du monde entier. Pourquoi ?
C’est une évidence. C’est la première fois que l’humanité a eu peur de la même chose en même temps, et qu’il a fallu suspendre une grande partie de la vie économique et sociale pour stopper ou ralentir la propagation du virus. Ce sera donc très important d’évaluer la façon dont elles y auront réagi.
A ce propos, vous critiquez le manque de planification des Etats surpris par la pandémie au printemps 2020. Au XXIe siècle, les politiques de lutte contre la pauvreté, l’exclusion, le changement climatique et les pandémies doivent-elle donc rester une prérogative exclusive de l’Etat ?
Je ne parle pas de « manque de planification », mais de manque de stratégie, c’est-à-dire de vision à long terme, de la part des Etats. C’est un des résultats d’une forme de globalisation qui a été trop dérégulatrice. Il ne s’agit donc pas de demander que les politiques que vous citez demeurent des prérogatives exclusives des Etats, mais de rappeler que in fine on ne peut pas non plus se priver des Etats. L’acharnement ultra-libéral et ultra-individualiste contre les Etats avait été trop loin. La pandémie a remis les pendules à l’heure : celle d’une coopération entre les Etats et les décideurs économiques.
À vous lire, la France devait engager cette coopération via un vice-premier ministre et une Chambre des générations futures chargées d’évaluer « l’écologisation » des politiques publiques. Cette planification n’est-elle pas trop étatiste et centralisée pour faire évoluer la société ?
Là aussi, il ne s’agit pas de planifier, mais d’orienter et d’éclairer. Chaque année il serait indiqué à l’opinion les domaines dans lesquels « l’écologisation » a progressé, là où elle a régressé, et là où elle a stagné. La mise en œuvre de « l’écologisation » sera évidemment une combinaison d’inventions scientifiques, d’avancées technologiques, de politiques publiques intelligemment incitatives, et de réorientation des entreprises, notamment de celles qui étaient les plus nuisibles sur le plan écologique (sans que cela ait jamais été leur but), immense réorientation, qui est déjà entamée et qui s’accélère.
Pour réorienter l’économie, la responsabilité sociale des entreprises (RSE) constitue un levier essentiel. Prônez-vous une conception réglementaire (imposer des normes contraignantes) ou volontaire (miser sur la bonne volonté des acteurs économiques) de la RSE ?
Je rappellerai, à contre-courant, que la première des responsabilités des entreprises est de ne pas faire faillite. La RSE part de bonnes intentions mais ne peut que s’ajouter, venir en plus. Il faut évidemment un cadre règlementaire, ou fiscal, incitatif, mais je crains que l’on n’ait déjà été trop loin dans cette direction, et, je pense qu’il faudrait ramener le balancier du côté des actions volontaires.
Avant même la pandémie, l’OMC avait reconnu l’existence de « préférences collectives » opposables aux lois du libre-échange. Afin d’en finir avec la pandémie, considérez-vous que les vaccins anti-Covid doivent devenir un bien commun mondial ?
En effet, même l’OMC avait dû reconnaître l’existence de « préférences collectives », qui étaient en fait des résistances à l’idéologie OMC, qui est évidemment en partie créatrice de richesse, mais qui a été aveuglement, ou délibérément aveugle, à tout ce qui détruisait tous les aspects des êtres humains qui ne se ramenaient pas à l’homo-economicus. La notion de bien commun mondial est plus rhétorique que concrète, on ne voit pas très bien ce que ça veut dire en pratique, en tout cas la question ne peut se poser que pour la distribution des vaccins, et évidemment pas pour leur recherche et leur mise au point.
D’aucuns craignent qu’une règlementation trop stricte ne freine l’innovation. Si l’on en croit certains experts, plus de 400 000 normes s’appliqueraient aujourd’hui en France. Loin de condamner en bloc cette inflation normative, vous soutenez par exemple la taxe carbone. En matière de normes environnementales, comment trier le bon grain de l’ivraie ?
En réalité, dans Et après ?, je cite moi-même ce chiffre de 400 000 normes pour dénoncer cet excès paralysant. Et je parle même d’une règlementation « à outrance » au niveau européen. Il faut évidemment réduire et simplifier. Réclamer une taxe carbone n’est absolument pas contradictoire. La plupart des grands économistes mondiaux sont maintenant convaincus que la seule façon vraiment efficace de faire évoluer l’ensemble du système productif mondial est d’introduire, par le biais d’une taxe carbone, une prise en compte de ce coût écologique jusque-là externalisé. Evidemment, le débat va durer sur son montant et sur les espaces dans lesquels elle s’applique. Mais la tendance est irréversible.
Le géostratège singapourien Kishore Mahbubani, auquel vous vous référez fréquemment, avait identifié une autre tendance irréversible : la mondialisation de la compassion. A l’instar de votre confrère, auteur de The great convergence (2014), croyez-vous en l’avènement d’une RSE universelle qui toucherait des sociétés aussi éloignées des valeurs occidentales que la Chine et l’Inde ?
Je ne crois pas en l’avènement, dans un futur prévisible, d’une RSE universelle. Celle qui s’est mise en place ces dernières années est typiquement occidentale. En revanche, dans le domaine beaucoup plus précis de l’écologie, je crois inévitable la mise en œuvre d’une taxe carbone qui orientera, par le biais des mécanismes ordinaires de l’économie de marché, c’est-à-dire les milliards de décision quotidiennes, dans le sens d’une synthèse entre écologisation et économie.